Histoire de ta bêtise, ou le refus de penser comme bouclier des dominants

Dans son dernier essai, Histoire de ta bêtise, l’écrivain français François Bégaudeau s’en prend à la bourgeoisie « cool » qui aura élu le président le plus bourgeois et le moins « cool » des 40 dernières années. Passée au scanner critique de l’auteur qui revendique de « penser contre soi », cette bourgeoisie Macron-compatible ne résiste pas au dévoilement de sa bêtise intrinsèque. Une bêtise au fond pas si bête, puisqu’elle lui permet de préserver son statut de dominant d’un système devenu pourtant indéfendable.

C’est un livre dérangeant. Qui met à nu les ressors cachés et les réflexes de classe d’une catégorie sociale minoritaire en nombre, mais dominante culturellement : la bourgeoisie. Dans ce dernier essai, paru en février, François Bégaudeau s’attache à comprendre le système de pensée de la bourgeoisie — sa bêtise, donc — dont il démontre avec minutie caustique et illustrations implacables qu’il n’est en réalité qu’un système d’opinions, et non de pensée, structuré pour légitimer idéologiquement la position sociale du bourgeois et structurant la perpétuation d’un système qui le fait roi : un libéralisme ultra, se prétendant « cool » et progressiste.

Disqualifier la parole des dominés

Un système dont les prétendues « valeurs » reposent sur la production de mots au contenu creux ; d’énoncés vides de sens, mais riches d’une valeur d’usage performative et incantatoire qui permet de disqualifier le discours des adversaires, les dominés. Progressisme, populismes, déclinisme… autant d’idéologèmes qui ne renvoient à aucune réalité objective. Mais que la bourgeoisie distille et véhicule inlassablement pour mieux congédier le réel et défendre un système devenu factuellement indéfendable : parce qu’il tue le vivant, détruit les ressources, ne donnera plus jamais d’emploi, appauvrit les peuples, prolétarise et précarise tous les secteurs..

Juger pour s’éviter de comprendre

Or, les dominants veulent le rester — « Je ne reculerai devant rien » — déclarait en 2017 leur représentant jupitérien du moment. Et pour ce faire, les dominants ont une recette éprouvée depuis 40 ans : pervertir  l’outil le plus important pour les dominés pour se révolter, le langage.

Histoire de ta bêtise est avant tout une épopée de la sémiotique bourgeoise. Un dévoilement magistral, splendide et irréfutable des codes de la bêtise d’une classe dominante qui, tout à la défense de ses intérêts de classe, refuse de penser toute distorsion cognitive qui ne rentrerait pas dans son cadre de « pensée ». Une bêtise intrinsèque, qui lui fera tendanciellement préférer le jugement moral à l’analyse. « Quand une classe dirigeante ne veut pas rentrer dans le débat, elle le moralise », rappelle l’auteur. Car une fois installé dans cette posture consistant à juger, plus besoin de chercher à comprendre les déterminants qui structurent la lutte de classe : on s’indigne, et ça suffit.

De l’art d’abêtir son cerveau »

Ou alors, on accuse les opposants. De complotisme, par exemple, « Comme on vaporise un pesticide sur toute parole dont il faut disqualifier le contenu ». Protectionnisme ? Ça ne peut être qu’une opinion populiste, un ressentiment des perdants de la mondialisation dont « Tu », le bourgeois dominant, pense encore qu’il en est le gagnant. Sortie de la zone euro ? L’expression d’un repli sur soi. Et cette ruse, éminemment bourgeoise, du refus de penser hors cadre qui consiste à défendre un système non par l’affirmation, mais par la négative : « Tu voteras contre le pire », « Tu feras barrage à ».

Autant d’injonctions dialectiques qui permettent aux dominants de faire voter les dominés pour le « moins pire », autrement-dit pour ceux qui les oppriment. Et de perpétuer ainsi le système de la bourgeoisie en la confortant, volens-nolens, dans sa pseudo-légitimité de classe. Cette rhétorique des dominants, l’auteur la qualifie de « faible et médiocre ». Car. « Si vous vous habituez à défendre quelque chose par la négation de quelque chose qui serait bien pire, alors vous abêtissez votre cerveau », précise celui qui, tout en réfutant le relativisme culturel, tient néanmoins la politique pour un art noble. À condition qu’elle s’articule au réel.

Accro à la bêtise pour réfuter le réel

Histoire de ta bêtise est le récit de l’abêtissement volontaire d’une classe dirigeante aux abois, effrayée par l’ébranlement des classes populaires qui la contestent et s’y rebellent. Une bourgeoisie qui n’en est sans doute pas encore rendue au dernier stade de la bêtise au point d’ignorer qu’elle vit les dernières heures de son règne.

Mais qui, faute de vouloir penser les causes structurelles de sa contestation, s’accroche à sa bêtise de classe dominante en véhiculant des mantras incantatoires, alors même qu’ils ne font plus guère illusion. Comme pour conjurer son déclin inéluctable. Comme un Néron jouant de la lyre tandis que Rome brûle. Comme un Titanic fonçant droit sur l’iceberg. Comme fascinée par l’effroi de sa chute, tandis qu’elle advient.

 

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